La danse moite et macabre de Sataniah (Macumba du Gringo)
L'auteur : Hugo Pratt
l'Editeur : Nueva frontera/Dargaud
La date : 1979/1981
La page/la case : case 5-6 p. 14 (ed espagnole collec. Totem) ou case 4 p.18 (ed Dargaud, coll 16/22)
Le contexte :
La collection 16/22 petit format brochée apparu au début des années 80 en France est bien connue du public et des collectionneurs, mais pas pour les mêmes raisons. Les premiers se souviennent sûrement d'un petit format plutôt pratique et pas trop cher, plein de couleurs, tandis que les seconds ont rués dans les brancards en constatant la liberté qui avait été prise avec les oeuvres concernées par cette collection, et le "massacre" qui en avait résulté. (On se reportera utilement pour plus de détails à l'article consacré à cette collection, ou en tous cas ses dégâts, sur le site : "Flash Gordon, en français dans le texte".)
Toujours est-il qu'en ce qui concerne cette oeuvre un peu à part du grand Hugo Pratt, se déroulant au Brésil, et mettant en scène l'extermination des derniers Cangaceiros* (bandits) rebelles politiques qui sévissaient dans les campagnes du pays dans les années 30, il y a toujours eu une scène qui m'a personnellement marqué étant enfant, et qui reste comme l'une des cases les plus surprenantes (et érotiques, et dramatiques !?) de l'histoire de la bande dessinée.
Il s'agit de ce passage où le chef des bandits, Gringo Vargas, avec la plus grande partie de sa bande, tout juste pris sous le feu de la troupe militaire à leur poursuite, vient trouver refuge chez son amie Sataniah de Fortaleza, belle brune un peu excitée, justement à sa recherche et en train de se faire lire les cartes par une voyante vaudou.
Lorsque celui-ci arrive, hagard dans la petite maison perdue dans une clairière, on ne sait pas très bien ce qu'il veut et s'il est mortellement blessé. Toujours est il qu'il reste sans voix devant Sataniah, qui le harcèle de paroles, avant de lui rappeler qu'elle est sa femme, en ouvrant ses cuisses devant lui, dans une pose très suggestive, comme en transe.
Cette case est vue de dos par le lecteur. Mais le dessin est exécuté avec tellement de force que l'on imagine pleinement le spectacle. L'ambiance est telle que l'on croirait à une danse, à laquelle nous assistons médusés...jusqu'à ce que la "sorcière" révèle à Sataniah que Gringo a cotoyé la mort et c'est pourquoi il est muet.
Le dénouement tragique de l'histoire en révèlera bien plus, et la fin à la fois dramatique mais très poétique de cette Macumba du Gringo participe à faire de cet album un must finalement assez peu (re)connu du grand public.
La Macumba du gringo est considéré sur Bedetheque comme "Le premier volet d'un tryptique qui comprend également : ' A l'ouest de l'eden '' et '' Jesuite Joe ''. Ces trois récits apparemment indépendants se déroulent au Brésil en Afrique ou en Amérique du Nord. Chacun raconte en fait une variation mystique autour de la fraternité ...et du fratricide. Le mythe universel de Caïn et Abel réinterprété dans des cultures qu'on croirait étrangères à l'ancien testament. Peu connues, ces histoires sont effrayantes et magnifiques."
Si l'on retrouve également ces ambiances très poétiques, qui font d'ailleurs sa marque dans les autres histoires d'Hugo Pratt, et plus particulièrement Fort Wheeling, Corto maltese ou les Scorpions du désert, il est effectivement notable que les histoires qui nous intéressent ont comme spécificité de constituer des "one shot" avec personnages "inédits". On ne manquera pas non plus de remarquer à ce sujet l'aspect très naturaliste et étiré de ces récits, où un corps qui tombe ou bien un papillon qui s'envole sont traités en trois cases... Procédé que l'on n'hésiterait pas à qualifier aujourd'hui de "Manga".
Hugo Pratt en ce sens a toujours été un maître et ne connait pas vraiment de remplaçant européen à ce jour dans la bande dessinée dite "Franco belge"... Mais l'Italie, l'Espagne et l'Argentine font elles partie de cette école/culture ?, c'est une question que l'on peut se poser.
---
Le coin bonus : Cet album a connu quatre éditions différentes en France. L'original a été publié en 1978 dans la collection Pilote chez Dargaud, format classique broché collé. Puis la collection 16/22 de mauvaise réputation de chez Dargaud a déformé les cases et proposé une nouvelle mise en page tronquée en 1981. En 1985, une édition cartonnée avec jaquette a été proposée à nouveau chez le même éditeur, format classique, puis il a fallu attendre 1998 et Vertige Graphic pour voir arriver une dernière édition, augmentée, de 76 pages. Nul doute que cette dernière rend l'hommage qu'il mérite à ce superbe récit; tandis qu'on évitera comme la peste le 16/22, cela va de soit.
Pour info, voilà les différences notables entre une édition classique et le 16/22 :
Nb : Je me suis servi de l'édition espagnole de la collection Totem de 1979 pour cela, qui a pour elle d'avoir une très belle couverture aquarellée, un texte de 2 pages sur les Cangaceiros de Lisa Baruffi, et un 4eme de couverture ci après reproduit, faisant directement écho aux dernières cases de l'album.)
Totem : > 54 p. (mais la numérotation commence page 7)/ 16/22 : 78 pages, car petit format et agrandissement plus suppression de cases. (Nb : la première planche titre "d'ambiance" reproduite plus haut à droite est d'ailleurs absente du 16/22 !!)
Page 11 de Totem (6 cases de combat)/ absentes du 16/22
Page 13 (scène de décapitation reproduite plus haut)/absente du 16/22
Page 16 = page 12 du 16/22 mais cases inversées : la fumée est présente avant les coups de feu !!
Page 18 = page 14 mais avec 1 case absente
Page 30 (coups de feu sur le revenant) = page 34, mais deux cases inversées dans leur ordre.
Page 50/page 69 : reconstruction complète d'une case avec deux : on trouve 4 personnages au lieu de trois !
(*) "O Cangaceiros", un film de Lima Barreto, de 1953 a traité ce thème.
> Voire les différentes versions étrangères de l'album sur LesachivesdePratt